Manger en conscience : comment le vivre au quotidien ?
Introduction
Au-delà du contenu de notre assiette (qui a évidemment toute son importance), l’Ayurveda considère que les conditions et la façon dont nous mangeons constituent aussi des facteurs essentiels pour garantir une bonne digestion, et donc une bonne assimilation et une bonne élimination.
Cet article propose d’apporter un éclairage sur certains aspects fondamentaux de l’art de se nourrir :
- L’attitude mentale : notre rapport à la nourriture
- Le rôle central de la mastication
- L’observation de sa faim : apprendre à discerner faim physiologique et faim émotionnelle
- La notion de quantité de nourriture : ni trop, ni trop peu
- Le contexte et l’environnement
Le moment consacré à se nourrir est en effet une étape importante dans sa journée, pendant laquelle nous pouvons saisir l’opportunité de ralentir le rythme, de se relier à ses sens et de prendre soin de soi.
L’attitude mentale : notre relation à l’acte de manger
« Si la nourriture est consommée de façon appropriée, elle soutient le feu digestif (Agni), elle favorise la clarté et la stabilité mentale, la force et la résistance physique, le fonctionnement des tissus (Dhatus), elle permet d’avoir un teint rayonnant et est agréable pour les sens. Sinon elle est délétère » Charaka Samhita
L’alimentation est le premier pilier thérapeutique en Ayurveda. On comprend alors aisément toute l’attention portée sur l’acte de se nourrir dans la vision ayurvédique de la santé. L’état d’esprit et la façon dont on aborde le moment du repas sont les premiers aspects à prendre en compte pour favoriser une bonne digestion.
L’état d’esprit, la façon dont on aborde le moment du repas est le premier aspect à prendre en compte pour favoriser une bonne digestion :
« Manger sans plaisir de ne peut conduire à la pleine santé »
De but en blanc, cette injonction peut paraitre quelque peu exagérée mais, selon l’Ayurveda, la nourriture doit, tout d’abord, apporter le contentement des sens et, ensuite, favoriser la santé, c’est à dire doit répondre aux besoins individuels de chacun.e. La sagesse ayurvédique met en avant que se nourrir sainement n’est en rien incompatible avec une alimentation savoureuse qui satisfait le plaisir des sens. Avant tout rééquilibrage du contenu de l’assiette, il est indispensable de rétablir et/ou d’entretenir la notion de plaisir au moment de manger.
Ne faisons pas non plus un raccourci en retenant que l’acte de manger doit seulement répondre à la satisfaction des sens… L’alimentation n’est pas épargnée par ce phénomène d’escalade à toujours plus de sensations, toujours plus d’intensité gustative. En particulier, les aliments industriels et ultra-transformés sont porteurs de saveurs artificielles et souvent dopés avec des exhausteurs de goûts pour flatter et saturer nos papilles. Nos sens se déshabituent des saveurs naturelles des produits bruts qui paraissent alors fades et insipides… Il est crucial (et urgent) de prendre conscience que nos sens sont trompés par le référentiel gustatif (et sensoriel) de l’alimentation industrielle. Rétablir un rapport sain avec la nourriture passe par une rééducation de nos sens à percevoir la richesse sensorielle des aliments vrais, frais, complets et de saison. Autrement dit, il s’agit de réajuster le curseur de la satisfaction et du contentement avec la consommation de ces produits issus de la Nature.
Le contentement des sens est également étroitement lié à l’état de conscience, à l’état de présence que l’on porte lors de l’acte de manger. En se rendant disponible au moment présent, nous nous plaçons dans une posture intérieure qui permet :
- d’être en pleine présence dans l’acte de manger
- d’apprécier le moment du repas et de prendre plaisir en dégustant son repas
- de vivre l’expérience de manger à travers tous nos sens
- de se relier à sa « vraie » faim physiologique et aux signes de satiété
Être présent dans l’acte de se nourrir, c’est avant tout se relier à ses perceptions sensorielles à travers les odeurs, les couleurs, les saveurs, les textures, les sons qui se révèlent… nous ne mangeons pas qu’avec la bouche mais avec tous nos sens.

Voici quelques pistes concrètes pour vivre le moment du repas avec davantage de présence :
- Prendre quelques instants (ne serait-ce que 30s) avant de se « précipiter » à manger pour s’assoir tranquillement : poser son souffle sur un rythme calme et régulier sur quelques cycles respiratoires, arborer un sourire avec ses lèvres (et dans son cœur), s’ouvrir pleinement au moment… l’idée est de faire un petit sas de transition entre le repas et les activités précédentes
- S’accorder le temps suffisant pour manger et de bien mâcher
- Se laisser le temps d’apprécier son repas
- Manger plutôt dans un environnement calme, avec des interactions sociales douces et agréables
- Et, pourquoi pas, manger avec les doigts ou encore fermer les yeux sur quelques bouchées pour se plonger pleinement en soi et dans ses sensations.
Cet état de présence se cultive à travers un état mental, émotionnel et corporel d’ouverture, de réceptivité qui peut infuser et nous accompagner dans notre quotidien bien au-delà du moment du repas.
De l’importance de la mastication
La digestion commence dans la bouche et plus particulièrement à travers l’action de nos dents et de notre salive. Cette première étape de digestion est parfois (voire très souvent) négligée ou oubliée.
« Boire les solides et mâcher les liquides »
Ce dicton reflète totalement le caractère primordial de l’étape de mastication. Prendre le temps de bien mâcher et d’ensaliver la nourriture conditionne le bon déroulé de la suite de la digestion, de l’assimilation et de l’élimination.
Nos dents, à dominante en élément terre (Prithivi) nous servent à casser, broyer la structure des aliments afin de préparer la suite du voyage digestif.
Notre salive joue un rôle primordial d’apporter de la liquidité, de la lubrification, de la protection (Jala), couplé à un peu de feu transformateur (Agni) au travers des enzymes digestives qui la compose. La salive se révèle être une substance incroyablement complexe en termes de composition. Elle se compose d’eau à 97-99% et présente un pH légèrement acide. Les autres composants sont des ions (sodium, potassium, chlorure…) mais aussi de l’urée et différents types de protéines, notamment des enzymes digestives (amylase, lipase) et des protéines immunitaires (mucine, lysozome, IgA).

Même si notre assiette est composée parfaitement avec les meilleurs aliments qui soient, notre digestion sera perturbée si la première étape de mastication est négligée. Le temps que nous nous offrons en gardant les aliments en bouche pour bien les mastiquer est aussi une façon de commencer à cultiver de la présence à ce que l’on mange et permet de s’imprégner des saveurs, des goûts, des textures, des odeurs mais aussi des couleurs (de ce que l’on voit devant soi dans l’assiette et que l’on porte à la bouche). Dans cette optique, la phase de mastication constitue une magnifique opportunité pour ouvrir la porte à l’art de se nourrir.
Se relier à sa sensation de faim
Un sujet plutôt sensible et pourtant hautement important pour reprendre les reines de ses choix alimentaires concerne le (ré)apprentissage des signaux de la « vraie » faim (en réponse aux besoins physiologiques) et des signaux associés à la faim dite « émotionnelle ».
La sensation de faim issue de notre physiologie est progressive et se développe durant plusieurs heures dans le ventre. L’estomac fait du bruit et parfois il peut commencer à être un peu douloureux : ce sont des appels du corps qu’il serait bon de penser à le nourrir.
L’alimentation émotionnelle désigne la tendance à manger en réponse à des déclencheurs émotionnels et qui peuvent affecter nos comportements alimentaires. L’acte de manger devient une façon d’apaiser un état émotionnel et souvent un moyen de combler un manque. C’est une stratégie de notre mental pour compenser un besoin non exprimé et/ou non satisfait.
Vous l’avez surement remarqué mais cette faim émotionnelle nous oriente presque systématiquement vers des aliments réconfortants bien spécifiques qui combinent souvent sucre et/ou graisse et/ou sel (Madhura et Lavana Rasa) et qui ont un potentiel plutôt « addictif » à travers, entre autres, l’activation du circuit de la récompense. C’est plus rare de se ruer sur une assiette de chou de Bruxelles, de blettes ou encore une assiette d’épinards dont les saveurs dominantes sont plutôt l’amer (Tikta) et l’astringent (Kashaya). Le « piège » qui nous ait tendu est la grande disponibilité de ces aliments réconfortants et, malheureusement, nous ne sommes pas vraiment aidé.e.s par les industriels agro-alimentaires…
Mentionnons par ailleurs que nous pensons plus facilement à la situation de sur-alimentation émotionnelle mais certaines personnes vont réagir à l’opposé : ressentir l’appétit « coupé » et entrer dans le cercle vicieux d’une sous-alimentation émotionnelle.
Parmi l’ensemble des possibles causes et/ou contextes pouvant générer cette tendance vers une alimentation émotionnelle, nous pouvons mettre en avant quatre facteurs principaux ;
- Le stress chronique, provoquant des niveaux élevés de l’hormone du stress (cortisol), peut déclencher des « crises » de fringale.
- Des sentiments désagréables, des sensations de manque et de vide : manger devient alors une stratégie de l’organisme (du mental notamment) pour apaiser, pour temporiser une vague émotionnelle de colère, de peur, de tristesse, d’anxiété, de solitude, frustration ou encore pour soulager le sentiment d’ennui ou de vide dans son quotidien.
- Des habitudes et des conditionnements lié.e.s à l’enfance : relatifs à des souvenirs, à des comportements, à des réconforts affectifs amenés avec la consommation de certains aliments. Des années plus tard à l’âge adulte, ce schéma de comportement peut continuer de se reproduire.
- Certaines « influences sociales » : par exemple, se laisser aller dans des repas trop copieux, trop riches de manière excessive et/ou trop fréquentes.
L’alimentation émotionnelle est très dépendante du ressenti émotionnel de chacun.e vis-à-vis d’une situation de vie. Ainsi si l’on apprend à apprivoiser les émotions qui se manifestent et les stresseurs qui nous conduisent vers cette tendance à l’alimentation émotionnelle, c’est un premier pas pour se détacher de l’aspect « pulsion » alimentaire, puis comprendre ce qui se joue intérieurement et ainsi répondre en conscience au(x) besoin(s) sous-jacents qui s’expriment.
Manger en quantité appropriée : ni trop, ni trop peu
Une recommandation qui peut paraitre très basique mais ce sujet est plutôt complexe. Vous êtes-vous déjà posé.e.s la question de la juste quantité de nourriture qui vous est appropriée pour répondre à vos besoins physiologiques et soutenir le bon fonctionnement de votre organisme ?
Selon l’Ayurveda, la quantité de ce que nous mangeons est aussi importante que la qualité des aliments choisis et que le contenu de l’assiette. Manger en quantité appropriée permet de maintenir les Doshas en équilibre. Il est ainsi essentiel de manger suffisamment pour « nourrir » Vata et Pitta mais pas trop non plus pour maintenir Kapha en équilibre et limiter sa tendance à induire de l’accumulation de tissus.
Manger ni trop, ni trop peu, contribue au bon processus digestif, autrement dit à stimuler Agni en tenant compte de sa capacité digestive actuelle. Une certaine quantité et un certain volume alimentaire sont également nécessaires pour le bon fonctionnement du péristaltisme intestinal.
Par ailleurs, la quantité de nourriture n’est pas figée et doit être ajusté selon sa capacité digestive du moment, selon son âge, son activité physique, selon la saison… ou encore selon la densité et la composition nutritionnelle des aliments qui composent votre assiette. Dans notre mode de vie occidental moderne, la plupart d’entre-nous avons tendance à manger trop et ce phénomène est largement accentué par la disponibilité et l’abondance des denrées alimentaires à toute heure du jour et de la nuit et à peu près n’importe où.
Manger trop, trop souvent, par rapport à ses propres besoins aura tendance à provoquer :
- Des perturbations du fonctionnement des trois Doshas
- Une altération de notre capacité digestive (Agni), une tendance à accumuler Ama (toxines / particules non parfaitement digérées)
- Une sur-sollicitation des organes digestifs et d’élimination : estomac, foie, intestins, pancréas, reins…
- L’apparition de troubles digestifs divers : lourdeur, nausée, ralentissement digestif, ballonnements, fermentation / putréfaction, mal-assimilation, perte de la sensation de faim, bouffées de chaleur…
- Une tendance à la prise de poids, congestion, inertie, baisse de vitalité et d’immunité…
Mais manger trop peu est également délétère pour l’équilibre de santé et pourra entrainer :
- Un affaiblissement d’Agni, c’est-à-dire l’affaiblissement de ses capacités digestives, avec le risque d’entrer dans un cercle vicieux de manger de moins en moins car sa tolérance digestive est de plus en plus faible
- Une altération du processus de nutrition des Dhatus (les différents tissus du corps) , pouvant conduire à une baisse de vitalité, une baisse de l’enthousiasme… on s’éteint progressivement
- Une perte de force, perte de poids
- Des mouvements intestinaux (péristaltisme) perturbés
- Une dégénérescence progressive du corps, de l’esprit, de l’intellect et des sens
Par exemple, le jeûne (long) et le jeûne intermittent trop régulier peuvent perturber les processus physiologiques et métaboliques chez certaines personnes (chez certains profils doshiques). Bien que ces pratiques soient très intéressantes et efficaces, elles ne peuvent pas être « standardisées » à tout le monde et nécessitent d’être adaptées en fonction de chacun.e.
Manger en quantité appropriée demande de l’auto-observation, de se (re)connecter à ses sensations et notamment de savoir reconnaitre les signes de la satiété chez soi. A la fin d’un repas bien équilibré en qualité et en quantité, nous devrions par exemple :
- Ressentir un sentiment de satisfaction, de contentement (alimentation du corps, des sens et de l’esprit à travers l’acte de manger)
- Pouvoir reprendre nos activités quotidiennes sans inconforts, gênes digestives, ni somnolence
- Pouvoir digérer facilement le repas dans l’intervalle jusqu’au repas suivant (5-6h après)
En revanche, si nous constatons et ressentons après le repas les manifestations suivantes :
- Une pression excessive au niveau de l’estomac, sur les côtés de la poitrine
- Des remontées acides ou sensation de chaleur excessive et/ou brûlure au niveau de l’estomac
- De la lourdeur excessive dans l’abdomen
Il est fort à parier que nous avons, probablement, eu les yeux plus gros que le ventre !

Un indicateur intéressant est d’observer quand se produit le petit rot de fin de repas (comme pour les bébés). C’est un signal du corps indiquant que l’estomac a atteint un taux de remplissage près de l’optimal (ni trop, ni trop peu) pour son travail de malaxage et de digestion.

Prêter attention au contexte et à l’environnement du repas
L’expérience et l’acte de manger dépend de l’environnement (lieu, ambiance, température, odeurs, environnement visuel, personnes autour de soi…). Un environnement propice va contribuer également au sentiment du plaisir de manger, au sentiment de bien-être, à instaurer une détente (physique et psychique) et tout cela sera favorable à une bonne digestion et une bonne assimilation.

Aujourd’hui, le temps alloué réellement à se nourrir est souvent sacrifié : repas pris à la va-vite, devant un écran, dans la voiture ou en marchant entre deux rendez-vous, sur le coin du bureau entre deux visioconférences ou entre deux dossiers à traiter… se nourrir est presque relégué au second plan dans nos vies quotidiennes. Ce constat est très révélateur de notre époque actuelle et peut malheureusement être étendue plus globalement. En effet, le temps accordé pour répondre à nos besoins physiologiques primaires (manger, dormir, bouger, s’exposer à la lumière naturelle, interagir et être avec l’autre…) est de moins en moins présent dans nos modes de vie et nos rythmes de vie actuels.
Conclusion
La façon de s’alimenter est un vaste terrain d’exploration qui peut tout à fait s’inscrire dans un chemin d’une meilleure connaissance de soi et grandement contribuer à sa qualité de vie et à sa santé.
Avant même de vouloir révolutionner le contenu de son assiette, se questionner sur la façon dont nous mangeons (mastication, quantité, cuit/cru, chaud/froid, disponibilité à l’acte de se nourrir, état émotionnel, position : assis / debout / en marchant, le lieu, avec qui, devant un écran…) peut déjà permettre d’enclencher quelques ajustements et peuvent amener de grandes améliorations au niveau de son confort digestif et de son bien-être au quotidien.
Par ailleurs, l’acte de se nourrir est un moment dans sa journée qui est tout à fait propice pour se rappeler la dimension sacrée de la Vie. (Re)considérer le repas comme un rituel quotidien, c’est ré-investir un temps dans sa journée pour ralentir, faire une pause, revenir en soi et à soi, partager un moment avec les gens qu’on aime et saisir ce moment pour rendre grâce à la Nature nourricière et à toutes les personnes qui ont œuvré pour que ces aliments soient dans notre assiette.
Rappelons-nous que se nourrir est avant tout une posture de réceptivité et non pas uniquement de la consommation de denrées alimentaires. Se nourrir, c’est une rencontre avec la matière, avec le Vivant. Lorsque nous nous relions à cette dimension, l’expérience de manger devient tout autre chose que simplement l’ingestion de calories et conduit naturellement à rétablir un contact sain, direct et conscient avec son alimentation (et sa digestion).
Rétablissons le repas comme un rituel quotidien, non pas pour se remplir, mais pour se nourrir, entretenir son lien à la Nature et soutenir la santé du corps et de l’esprit.
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Je tiens à remercier Alex Duncan (Ayurveda Source, école de formation en Ayurveda) pour son enseignement très riche en connaissances, en sagesse et en humour. A travers ses partages, il invite chacun.e à faire de l’Ayurveda une expérience de vie au quotidien et à petit à petit observer le monde qui nous entoure (et également s’obsever soi-même) avec les « lunettes ayurvédiques ».
Cet article a été rédigé par Romain Cardinaud, thérapeute en Ayurveda. Pour en savoir plus sur ses activités et sur son parcours, vous êtes invité.e à consulter la page d’accueil et/ou l’onglet A propos.